Fixer l'éphémère
Fixer l’éphémère sur une toile, passer du mouvement de la danse à l’image fixe, par cet autre geste qu’est la peinture, voilà ce qui anime le travail auquel Virginie Hucher s’astreint depuis la série Le corps chorégraphié, et qu’elle poursuit avec ces Figures imposées.
Le parcours n’est pas neuf, il pourrait même sembler assez intempestif : comment faire mieux après Degas, que la démarche impressionniste poussait à retrouver le mouvement même des corps, mais surtout de surprendre les moments entre la danse, jeunes filles surprises dans les coulisses en train de rajuster un tutu, lumières passant depuis les coulisses jusqu’à la scène, exercices de barre...
La photo ensuite aurait pu rendre vaine cet effort pictural: son instantanéité permet de saisir le mouvement de la manière la plus spectaculaire, et souligne admirablement en le fixant les figures mêmes, éminemment graphiques de la danse : le vocabulaire de la danse classique parle toujours de « dessiner » ses bras, de « placement » du corps, de « figures » enfin et surtout. Cet art du mouvement renvoie donc intimement toujours à l’image fixe. L’art de la photo, développé et né avant la danse « moderne », a d’emblée pris pour objet la représentation chorégraphique: Nadar cherche dans les cartes et daguerréotypes à exposer des danseurs au prix de longues poses de studio d’un quart d’heure, puis Isadora Duncan déjà est immortalisée par Paul Berger en 1900. Ninjinski développe une des premières véritables collaborations artistiques avec un photographe, Adolf de Meyer, qui permet de voir ce que fut l’Après-midi d’un faune.
Depuis, ces collaborations n’ont pas cessé, le genre de la photographie de danse se rapprochant toujours plus de la capture du mouvement grâce eu développement de l’instantanéité. La critique américaine Elizabeth Mac Causland définit la photographie de danse comme l’art de produire « une image, qui sans pouvoir bouger, ni jamais espérer le faire, soit sembler sur le point d’y parvenir. »
C’est ce point où l’image fixe « semble » rejoindre le mouvement et exalte la lumière qui fascine tout au long du XXè siècles chorégraphes, photographes et publics, malgré l’invention du film, qui permet d’immortaliser le mouvement même. Dès 1933, Paul Zahar regrette qu’un passage trop intellectualiste écarte la danse des toiles de la peinture contemporaine, et en appelle « la pratique de ces thèmes d’inertie » (le paysage, la nature morte, le nu) chez les fauves en particulier, signifie, pour le critique, la première phase d’une étape de l’ «ankylose», qui caractérise la peinture moderne, incapable selon lui de dépasser un forme d’indolence, qu’il prête aux odalisques de Matisse. Quant au cubisme, il y voit un dynamisme qui naît de la collision des formes mais ne permet pas de mettre l’homme en mouvement.
A aucun moment, Marcel Zahar, contemporain de l’émergence des danses modernes et de la peinture moderne, n’associe cette désertion du champs pictural à la place prise par la photographie, il n’y voit qu’un mouvement propre à l’art pictural lui-même.
La question reste pressante en notre début de XXIè siècle : pourquoi et comment peindre ce qui semble radicalement opposé au champ pictural, alors que d’autres média se sont emparés si bellement de l’art chorégraphique ?
Virginie Hucher répondrait peut-être, parce que la danse fait évidemment partie de sa vie, fille de danseuse, danseuse elle-même en amatrice, mais peintre avant tout, elle n’imagine simplement pas de cultiver séparément ces sillons profonds de sa personnalité.
Avec la série Corps chorégraphié l’abstraction colorée des formes lui permettait de repartir de l’écriture chorégraphique elle-même pour mettre en lumière le rythme lui-même, scandé par des couleurs franches et tranchées, qui n’est pas sans rappeler l’art de la composition colorée chez Manessier, au milieu du XXè siècle, particulièrement dans ses vitraux. Chez Virginie Hucher aussi la lumière se décompose en couleurs pour figurer un rythme propre à la vie, le rythme du jour même et les mouvements de la nature chez Manessier, le rythme du corps en mouvement - encore la vie - pour Virginie Hucher.
La série Les Figures imposées renoue avec la figuration pour montrer comme la culture chorégraphique est une culture du corps contraint, un travail sur l’isolement des membres et des articulations, un travail où chaque membre développe un langage codifié qui lui permet de rencontrer les autres danseurs : la danse est un mode de communication, ce qui suppose une grammaire et un vocabulaire, les fameuses figures dont le but, en linguistique, est d’abord de permettre l’échange avec tous ceux qui partagent les mêmes codes. Ainsi les figures peintes semblent-elles s’affronter parfois, échanger des regards intenses, dont la force est soulignée par un jeu de couleurs froides et une grande clarté graphique.
Les figures permettent donc aux corps de se rencontrer, comme semblent l’exprimer les grands duos proposés ici.
Mais pour cela elles s’imposent comme un carcan pour l’individu, au corps des femmes en particulier de manière immémoriale, ce que transmettent les formes classiques de la danse, qui ne sont pas les préférées de Virginie Hucher, et dont elle montre ici une possible violence subie ou consentie par la danseuse elle-même, au nom de ce qu’elle se met en devoir d’exprimer. Les membres sont alors isolés, posés sur des fonds nocturnes, enfermés en cage, et finalement objectivés, au contraire d’une idée de liberté liée souvent au mouvement. Les grands sujets n’ont pas de cheveux, comme les danseurs classiques aux cheveux attachés, disciplinés, pour laisser toute la place au seul regard et à l’intensité du visage, pour qu’aucun mouvement inattendu ne vienne perturber un message voulu comme parfaitement contrôlé.
La force de la peinture de Virginie Hucher tient donc dans sa capacité, non à représenter la danse, mais à nous en faire parcourir l’expérience presque telle que pourrait la vivre un danseur, ou plutôt une danseuse, tant son univers, peut- être est-ce une impression de la femme que je suis, me semble liée à la variété des expériences féminines du corps, de la contrainte au moyen d’expression par le jeu des conventions, d’un mouvement libératoire à l’objectivation du corps, que nos sociétés modernes peinent toujours à repousser.
Anne-Sophie De Franceschi
Déléguée à l'action culturelle de l'UPJV - Université Picardie Jules Verne Amiens
Commissaire d'exposition
septembre 2017