I. Proximité
Des corps qui se contorsionnent, qui s’épousent ou s’opposent. Des regards qui se disjoignent ou qui se mirent l’un dans l’autre. Des gestes qui, eux, s’élancent et restent parfois suspendus, refusant le contact, au contraire de ces mains, de ces monceaux de chair, qui s’effleurent. Selon toute vraisemblance, une évocation de la proximité, à la manière de ces personnages qui vont à la rencontre de l’autre, en un motif irrésolu, comme si les intentions avaient été interrompues, coupées dans leur élan ou figées par une forme de réserve. Tout semble dériver, dans la pratique essentiellement picturale de Virginie Hucher, de cette attention singulière accordée à ces interactions discrètes et infinitésimales qui font que les êtres entrent mutuellement en résonance. De façon physique, bien évidemment, lorsque dans ces peintures les corps se soutiennent et se réconfortent, mais aussi à l’échelle d’une transmission imperceptible, un peu cérébrale ou spirituelle, quand les têtes s’inclinent, acquiescent ou dévient les regards croisés.
On perçoit alors, chez ces personnages qui tantôt se dévisagent, tantôt semblent pris de lassitude, comme s’ils avaient été sujets à quelque songe méditatif, une forme de lenteur. Ils donnent l’impression d’avoir pour dessein de perdurer dans un temps inachevé, de façon à consumer un travail intérieur qui pourtant s’écrit à l’aune d’une attention livrée à un autre. On devine des intentions abstraites, un écho, un désir peut-être, lequel ne parvient pas à surmonter ces incertitudes. Si on ne sait ce que peut le corps, ainsi que l’écrivit Spinoza, comme on ne sait davantage ce à quoi il aspire, dans sa quête essentielle de l’autre, le caractère indécis de ces échanges conforte, toutefois, une ambigüité profonde : la sensation que l’on enclenche chez son semblable répond, lorsqu’on le touche, à celle que l’on éprouve soi-même ; le corps affecte et en retour, est affecté, ce qui est manifeste dans le cas d’un contact physique, mais l’est tout autant, comme en fait l’hypothèse Virginie Hucher, lorsque la jonction est de nature immatérielle.
Ces peintures participent, au niveau des motifs et des figures, de la nécessité de mettre en relief une esthétique picturale qui aurait le corps pour fondement. On se rend compte, à mesure que l’on s’imprègne de cette ambivalence dans le toucher, que le corps n’agit jamais seul. À de nombreux égards, il n’a de consistance qu’en faisant la liaison avec une réalité mitoyenne : un autre semblable, un environnement contigu, ou d’autres atours. On pourrait ainsi dire du corps qu’il est un intermédiaire, une sorte de position, rappelant que pour se positionner, il est toujours nécessaire de disposer d’un point de repère. Ainsi, tout corps a besoin de l’autre, ce qui explique sans doute le dépouillement qui caractérise les personnages dépeints, eux qui se ressemblent tous excessivement et présentent des teintes blêmes, un peu spectrales, comme pour dire que ce qui incombe repose non tant sur la précision des traits que sur les intervalles et les effacements dans lesquels ils s’insèrent. En d’autres occasions, le corps apparait comprimé dans des structures partiellement géométriques ; ailleurs, il semble fragmenté par les contours de la toile, ce qui revient à asseoir un imaginaire du confinement, d’autant plus lorsque les fonds sont noirs, qu’ils contrastent avec les nuances blanchâtres des chairs et des habillements, de manière à produire une atmosphère lunaire. Aussi, les intervalles que dessinent et constituent ces corps invitent à la considération d’échanges invisibles, comme des souffles qui se murmurent ou des énergies qui se communiquent. Est-ce à dire que le corps serait une sorte de vecteur d’énergie ? Peut-être même en est-il une manifestation des plus pures ? S’il est bel et bien le motif essentiel des compositions de Virginie Hucher, le corps n’est corps qu’à partir du moment où il s’abandonne et se contredit, n’existant qu’en vertu de ses analogues, délaissant toute consistance pour devenir, en définitive, son propre contraire.
II. Archéologie
Les différents personnages dépeints par Virginie Hucher présentent des visages glabres et émaciés ; les expressions sont minimales, la blancheur et le geste, quelque peu hiératique, invite à la solennité. On serait tenté d’assimiler ces personnages à des statues anciennes dont on n’aurait conservé que la silhouette. Celles-ci ont abandonné lourdeur et compacité pour épargner une épure fantomale, comme une traîne ou une trace, afin de marquer une présence caressante plutôt qu’une masse imposante. Si les sculptures peuvent être perçues comme des corps immuables qui facilitent le toucher – donc une proximité immédiate avec la réalité – ici, leur nature picturale sollicite davantage l’examen de ce qu’elles soulèvent, en matière d’imaginaire ou dans leur force d’évocation. Les personnages de Virginie Hucher, en effet, semblent situés quelque part entre le réel et le fantastique. Les postures ne sont pas tout à fait réalistes ; les cous s’allongent et se tordent, les allures se font étonnamment filiformes. Ce relatif écart avec la réalité laisse à penser que ce que disent ces personnages ne renvoie pas exclusivement aux physionomies qu’ils épousent. Quelque chose se produit au-delà de la toile, défiant les apparences et les visibilités, invitant à ausculter des mondes intérieurs plutôt que des semblances, ainsi que le suggèrent ces yeux mi-clos, ces yeux qui se plissent lorsque l’on murmure quelque secret silencieux, en restituant des contenances un peu chancelantes et méditatives, comme prises de sommeil, appelant à une forme de recueillement.
Les compositions de Virginie Hucher possèdent une dimension archéologique en raison de cette proximité avec un art de la sculpture traditionnelle, avec le passé. Ces corps sans âge, en allusionnant des temps oubliés, semblent riches d’une mémoire qu’il importe de recouvrer. Il est vrai que les artefacts qui traversent le temps sont avant tout des réalités mémorielles, que ces différents personnages mentionnent d’innombrables vies antérieures, tandis que l’archéologie, en évoquant ce qui reste lorsque tout a disparu, suggère une sémantique de la dissimulation, de l’enfouissement et du dévoilement. C’est alors que l’on peut se demander si l’allusion à la statuaire ancienne n’est pas une façon d’affirmer, pour Virginie Hucher une essence originelle caractéristique de tous les êtres, une fois que les apparences sont surmontées. Le lien avec le fantastique, la fable ou la poésie se doublerait ainsi d’une allusion à la mythologie : un récit primordial est conté par ces personnages.
À mieux y regarder, ces figures statuaires ne sont pas sans rappeler le motif du mannequin ; celui que l’on habille, que l’on manipule et désarticule, celui qui reste assujetti au bon vouloir du modeleur de formes. Les crânes, imberbes et légèrement bombés, possèdent une réalité générique, de même que les corps, les visages, paraissent interchangeables. Les corps sont figés mais appellent à une mobilité imminente, comme s’ils étaient appelés à s’extraire, incessamment, de leur silence éternel. On songe alors à la figure du Golem, à l’être ou au corps qui, par excellence, s’inscrit dans le devenir et la puissance d’agir ; ce corps surtout qui, créé de toute pièce avec des matériaux frustres, canalise les tensions entre l’inerte et le vivant, l’artifice et la nature, la création et la procréation. Dans ces conditions, ces figures ne se disent rien en particulier, l’inaudible est bien réel. En revanche, ce qui transite entre elles relève du souffle infime que l’on prête à la vie. De fait, dans les peintures de Virginie Hucher, le sentiment de présence imperceptible, l’évocation de la statuaire antique et l’allusion au récit primordial interviennent non tant pour signifier des mondes qu’il s’agirait de révéler à nouveau, que pour saisir une réalité essentielle mais irrésolue, voire surnaturelle ; celle qui origine tous les êtres et leur confère la force de se mouvoir.
Julien Verhaeghe
Critique d'art, curateur, commissaire d'exposition
Enseignant-chercheur Art (Revue Possible et Art etc)
Mai 2018