Fertilitas : au cœur des ensauvagements de Virginie Hucher
Quelque chose frémit et frétille, qui, depuis les feuillages de son jardin, s’érige de la terre vers ciel et s’impose dans la verticalité des toiles. Dans ce corps pictural prend place, fertilités sauvages, l’esprit du végétal… Ensauvagements, donc. Dans ce mot complexe qui désigne entre autres significations le retour à un état de nature, la peintre reconnait une trame de son processus de travail, car en puisant dans les forces indomptées qui l’animent, comme dans celles qui l’entourent et la nourrissent, elle s’ensauvage, multiple et prolifique. C’est une tonalité frondeuse qui domine ici, le vert, une palette buissonnante que les mélanges réinventent, pourvoyant ainsi la touche de couleurs charnelles et lumineuses. La série de toiles présentée à la galerie des jours de Lune reprend le titre de l’ouvrage de Guillaume Logé Renaissance sauvage (1). Se l’appropriant, elle développe de toile en toile une touche colorée que l’énergie vitaliste module à l’envi. Cette touche frémit, la lumière vrombit, l’énergie bruisse. Tout tourne, virevolte, s’agite, circule, chlorophylle libre, pulsation énigmatique d’un flux infini. Prégnance et précision, présence et structuration sont les puissances que ce nouveau projet libère. On retrouve bien sûr l’intuition profonde du rapport à la terre, cette ligne dessinée avec un grand bâton qui capte l’essence du monde qu’elle aime, cette étendue de sable qui ravive à chaque sillon sa part sauvage. Elle danse dans la matière, air, terre, mer, qu’elle étoffe à l’infini pour y puiser un devenir toile, un advenir sculptures. Substance captée par tout son corps, le flux du monde s’active dans les gestes. Ainsi, peintures et sculptures imposent leur matérialité qui contient tout un univers dont les formes limitent l’expansion tout en concentrant l’intention.
Règne végétal est le titre de l’une des toiles de la série Renaissance sauvage installée dans la galerie des jours de Lune. Un tambour, espace pictural, qui fait vibrer les cordes sensibles du déploiement de la quête à laquelle elle se livre. Une quête qui délivre aussi et trace une autre voie depuis la nature et dans la peinture, et qui, pour reprendre les mots de Philippe Descola, s’inscrit dans une harmonie « par-delà nature et culture ». La touche caresse la toile, pénètre la trouée et l’emplit d’une vive croissance, d’une arborescence, phusis dansante, celle-là même qui transparaît par la fenêtre de l’atelier. Inspiration, respiration profonde, c’est dans le rythme du corps que les forces se croisent. Comme Écrin de verdure, autre toile de ce majestueux ensemble qui obéit aux désirs des forces verdissantes, celles qui émanent des dessins dans le sable, celles qui croissent dans ces formes. Les unes contiennent et accueillent les autres quand ces dernières les habitent et animent. Un dialogue s’engage alors qui consiste à capter la vie végétale, cet « être vivant », à la fixer sans la figer. L’huile conserve l’ondulation verdoyante, la respiration organique, le flottement dansant du mouvement. Elle retient ce vivant dont garde l’empreinte de l’énergie foisonnante, se dilue en jus, en vagues puis brumes, en stries d’embues, elle avive les teintes en de soupirs éclatants. Peut-être fouiller l’humus, puis chercher l’enracinement dans le sable, absorber la densité de cette terre, conduire la sève, engager profondément les liens avec Gaïa, socle commun de tous les règnes.
La série est une invitation. Peut-être cette invitation dont parle Jakuta Alikavazovic dans Comme un ciel entre nous. Quelque chose qui « crée un champ de force dans lequel sans en avoir conscience, nous évoluons. Oui, le monde pourrait être cela, une invitation invisible à la danse. Et nous ne le savons pas (2) ». L’œuvre saisit la danse du monde comme la ligne de Matisse en chorégraphiait l’espace transposant sur la toile les ondulations de l’univers. Une embellie de la ligne que la matière rencontre de ses caresses picturales. La vidéo des performances Supports vivants offre à la sensibilité toute la profondeur de l’ancrage dans ce monde vécu comme une danse, par la danse. Les jeux de formats et de cadres articulent les formes en de nouvelles propositions où s’écoule le rythme du monde. D’une toile l’autre la couleur s’étend par-delà les délimitations que pourtant le dessin et le cadre semblent imposer. L’onde circule. L’onde modifie la teinte. L’onde trace l’empreinte. Elle poursuit son chemin et le bruissement des touches mêle la feuille à l’ombelle dans une métamorphose dont les circulations gorgent, puissantes, l’espace des toiles qu’architecturent les formes : fouissement, frondaison, puis fourmillement, frémissement, et encore feuille, feuillages, peut-être aussi fanes, forêt, folio, furia. Tout en un souffle… Mais c’est ce souffle qui anime aussi son geste de sculpteure. L’évocation d’écorces de natures diverses texture les modules de glaise à la blancheur crayeuse de l’ensemble Botanica. La matière des volumes est prise brute, conservée comme telle, érigée et définie par quelques gestes et empreintes qui en structurent la forme et accentuent la lumière qui s’y dépose. Creusés, piquetés, lissés, striés, ils deviennent arbres ou cactées, jardins botaniques, arboretums et bosquets. Des enclaves où s’épanouit le vivant végétal, où bruissent Les âmes du monde, ainsi qu’elle nomme un autre ensemble de petites toiles libres, contreformes brunes dont les teintes rappellent sans les nommer tiges, branches, troncs et racines. En miroir, un peu plus loin, Petit arboretum, jeux d’huiles sur papier, syncrétise dans la modestie des formats, immensité de ces variétés élégamment conservées. Une minuscule forêt dans laquelle les plans se jouxtent, s’apposent, se laissant définir par les pans de couleurs. Ainsi, dans ces tout petits paravents s’inscrivent des géométries dont l’inclinaison des faces renvoie aux structures architecturées de Renaissance sauvage.
Fertilitas est réseau, une union. Toiles, performances, œuvres sur papier et volumes engendrent un processus de respiration dans la galerie, une délicate présence qui se dévoile à chaque passage du flux, à chaque expiration. L’air se condense tandis que les fluides poursuivent, ailleurs, vers d’autres toiles, immenses, libres, la voie d’une exaltation de la touche. Tout le corps s’engage à présent dans ces toiles en devenir que ce projet laisse deviner, laisse désirer. Dans ces méandres qui organisent les œuvres comme l’espace, la forme ne contient plus le vegetus, elle devient paysage…
(1)Guillaume Logé, Renaissance sauvage. L’art de l’anthropocène, Paris, Puf, 2019.
(2)Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous, Paris, Stock, 2021, p. 30
Laurence Gossart
Auteure
Docteure en science de l'art
Octobre 2022