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Présence

 

 

Me tenant devant un tableau de Virginie Hucher je me sens debout. Quelque chose, là, s’adresse à mon corps, quelque chose que je ne reconnais pas, mais que j’éprouve. Certes ce tableau est abstrait, mais c’est un autre mot qui s’impose à moi, comme une première manière de nommer la rencontre : présence. 

Présence parce que la forme qui se tient là – je dis la, mais souvent elles sont plusieurs – n’est pas que forme, mais aussi, ou d’abord, texture, c’est-à-dire matière peinte avec un souci de sa surface autant que de ses limites. Sans doute est-ce cette tension entre ce qui fait bord, telle une coupe, et ce travail du relief qui confère à la forme sa vie intérieure, qui donne à cette présence son étrangeté. Certes on est tenté de s’adonner au jeu vain des ressemblances, car il y a là, dans le dessin des formes comme dans l’animation de la pâte dont elles sont faites, quelque chose de biomorphe : ça vit et ça me rappelle que je vis, comme cela me faisait, à l’instant, me sentir debout. Pourtant, rien, ici, n’est reconnaissable si ce n’est cette sensation du vivant. Quelque chose est là, devant moi, qui à la fois me convoque et me tient à distance. La matité du fond fait écran à tout épanchement, comme le refus de toute gestualité, même dans la matière la plus animée, décourage le lyrisme. Virginie Hucher peint comme on rajouterait des choses dans le monde. Des choses qui nous rappellent que nous vivons, que nous respirons, que nous sommes là, corps et esprit, en même temps.

C’est la forme, toujours, qui vient en premier, par un dessin initial, avant le travail à l’huile.

Le fond, lui, est second, et peint à l’acrylique. On ne saurait mieux dire à quel point chaque tableau est un aller-retour : une manière de chercher la juste distance, ce point médian entre présence et éloignement. Quelque chose vient vers nous, quelque chose nous tient en lisière. 

Cette quête du juste entre-deux, c’est le cœur du travail de Virginie Hucher. Car peindre est pour elle une affaire d’expérience vécue. D’abord aller vers le monde, non pas en une recherche précise, mais dans un état de pleine disponibilité. Il s’agit de laisser venir à soi.

Il s’agit surtout, pour celle qui fut danseuse avant toute chose, d’éprouver sensiblement la présence des choses avant d’agir. Puis vient le premier geste, comme une restitution physique, par contact de ce qui a été reçu. Dessin sur le sable, au moyen d’un outil trouvé là, qui s’est imposé sans préméditation, où sur tout autre support sensible qui accueillera, pour un temps, la chose ainsi tracée. 

Les tableaux sont le fruit de cela. Non pas la pure reprise de cet acte premier que l’artiste a pris soin de documenter par l’image fixe ou mouvante, comme on le ferait d’une performance, mais une façon, par la peinture, de sortir autrement de ce qui a été vécu. L’artiste parle de ce temps, dans l’atelier, en le nommant éloignement. Comme s’il fallait, une fois la chose vécue, rentrer en soi-même afin d’en concentrer l’expérience. Cette façon de prendre de la distance, on pourrait la nommer pudeur : l’intimité éprouvée ne se livre jamais sous la forme d’une confession. La peinture est là, avec ses moyens, avec ses textures, sa capacité à donner forme comme à faire écran, pour venir au secours de celle qui cherche à exprimer sans s’exprimer. Pudeur féconde, donc, qui laisse la place nécessaire afin qu’à mon tour, debout, je vive l’expérience de la présence.

Pierre Wat

Historien de l'art, critique d'art

Professeur d'Histoire de l'art contemporain à l'Université de la Sorbonne

Septembre 2021

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