ANNE-SOPHIE DE FRANCESCHI

Déléguée à l'action culturelle de l'UPJV - Université Picardie Jules Verne Amiens

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Fixer l’éphémère

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Fixer l'éphémère (2017)

 

Fixer l’éphémère sur une toile, passer du mouvement de la danse à l’image fixe, par cet autre geste qu’est la peinture, voilà ce qui anime le travail auquel Virginie Hucher s’astreint depuis la série Le corps chorégraphié, et qu’elle poursuit avec ces Figures imposées. 

Le parcours n’est pas neuf, il pourrait même sembler assez intempestif : comment faire mieux après Degas, que la démarche impressionniste poussait à retrouver le mouvement même des corps, mais surtout de surprendre les moments entre la danse, jeunes filles surprises dans les coulisses en train de rajuster un tutu, lumières passant depuis les coulisses jusqu’à la scène, exercices de barre... 

La photo ensuite aurait pu rendre vaine cet effort pictural: son instantanéité permet de saisir le mouvement de la manière la plus spectaculaire, et souligne admirablement en le fixant les figures mêmes, éminemment graphiques de la danse : le vocabulaire de la danse classique parle toujours de « dessiner » ses bras, de « placement » du corps, de « figures » enfin et surtout. Cet art du mouvement renvoie donc intimement toujours à l’image fixe. L’art de la photo, développé et né avant la danse « moderne », a d’emblée pris pour objet la représentation chorégraphique: Nadar cherche dans les cartes et daguerréotypes à exposer des danseurs au prix de longues poses de studio d’un quart d’heure, puis Isadora Duncan déjà est immortalisée par Paul Berger en 1900. Ninjinski développe une des premières véritables collaborations artistiques avec un photographe, Adolf de Meyer, qui permet de voir ce que fut l’Après-midi d’un faune. 

Depuis, ces collaborations n’ont pas cessé, le genre de la photographie de danse se rapprochant toujours plus de la capture du mouvement grâce eu développement de l’instantanéité. La critique américaine Elizabeth Mac Causland définit la photographie de danse comme l’art de produire « une image, qui sans pouvoir bouger, ni jamais espérer le faire, soit sembler sur le point d’y parvenir. » 

C’est ce point où l’image fixe « semble » rejoindre le mouvement et exalte la lumière qui fascine tout au long du XXè siècles chorégraphes, photographes et publics, malgré l’invention du film, qui permet d’immortaliser le mouvement même. Dès 1933, Paul Zahar regrette qu’un passage trop intellectualiste écarte la danse des toiles de la peinture contemporaine, et en appelle « la pratique de ces thèmes d’inertie » (le paysage, la nature morte, le nu) chez les fauves en particulier, signifie, pour le critique, la première phase d’une étape de l’ «ankylose», qui caractérise la peinture moderne, incapable selon lui de dépasser un forme d’indolence, qu’il prête aux odalisques de Matisse. Quant au cubisme, il y voit un dynamisme qui naît de la collision des formes mais ne permet pas de mettre l’homme en mouvement. 

A aucun moment, Marcel Zahar, contemporain de l’émergence des danses modernes et de la peinture moderne, n’associe cette désertion du champs pictural à la place prise par la photographie, il n’y voit qu’un mouvement propre à l’art pictural lui-même. 

La question reste pressante en notre début de XXIè siècle : pourquoi et comment peindre ce qui semble radicalement opposé au champ pictural, alors que d’autres média se sont emparés si bellement de l’art chorégraphique ? 

Virginie Hucher répondrait peut-être, parce que la danse fait évidemment partie de sa vie, fille de danseuse, danseuse elle-même en amatrice, mais peintre avant tout, elle n’imagine simplement pas de cultiver séparément ces sillons profonds de sa personnalité. 

Avec la série Corps chorégraphié l’abstraction colorée des formes lui permettait de repartir de l’écriture chorégraphique elle-même pour mettre en lumière le rythme lui-même, scandé par des couleurs franches et tranchées, qui n’est pas sans rappeler l’art de la composition colorée chez Manessier, au milieu du XXè siècle, particulièrement dans ses vitraux. Chez Virginie Hucher aussi la lumière se décompose en couleurs pour figurer un rythme propre à la vie, le rythme du jour même et les mouvements de la nature chez Manessier, le rythme du corps en mouvement - encore la vie - pour Virginie Hucher. 

La série Les Figures imposées renoue avec la figuration pour montrer comme la culture chorégraphique est une culture du corps contraint, un travail sur l’isolement des membres et des articulations, un travail où chaque membre développe un langage codifié qui lui permet de rencontrer les autres danseurs : la danse est un mode de communication, ce qui suppose une grammaire et un vocabulaire, les fameuses figures dont le but, en linguistique, est d’abord de permettre l’échange avec tous ceux qui partagent les mêmes codes. Ainsi les figures peintes semblent-elles s’affronter parfois, échanger des regards intenses, dont la force est soulignée par un jeu de couleurs froides et une grande clarté graphique. 

Les figures permettent donc aux corps de se rencontrer, comme semblent l’exprimer les grands duos proposés ici. 

Mais pour cela elles s’imposent comme un carcan pour l’individu, au corps des femmes en particulier de manière immémoriale, ce que transmettent les formes classiques de la danse, qui ne sont pas les préférées de Virginie Hucher, et dont elle montre ici une possible violence subie ou consentie par la danseuse elle-même, au nom de ce qu’elle se met en devoir d’exprimer. Les membres sont alors isolés, posés sur des fonds nocturnes, enfermés en cage, et finalement objectivés, au contraire d’une idée de liberté liée souvent au mouvement. Les grands sujets n’ont pas de cheveux, comme les danseurs classiques aux cheveux attachés, disciplinés, pour laisser toute la place au seul regard et à l’intensité du visage, pour qu’aucun mouvement inattendu ne vienne perturber un message voulu comme parfaitement contrôlé. 

La force de la peinture de Virginie Hucher tient donc dans sa capacité, non à représenter la danse, mais à nous en faire parcourir l’expérience presque telle que pourrait la vivre un danseur, ou plutôt une danseuse, tant son univers, peut- être est-ce une impression de la femme que je suis, me semble liée à la variété des expériences féminines du corps, de la contrainte au moyen d’expression par le jeu des conventions, d’un mouvement libératoire à l’objectivation du corps, que nos sociétés modernes peinent toujours à repousser. 

Positioning the transitory evidence of movement to a fixed image (2017)

From the observation of movement in the practice of dance to its transformation into a static image, movement is given shape and form through painting. That is what motivates Virginie Hucher : that is what she has committed herself to expressing, since her series of paintings ‘Le corps chorégraphié’ and now with ‘Les figures imposées’.

This is not a new one, it could be in fact understood as slightly without justification. How can one do better than Degas, whose impressionist approach focused on depicting the movement and motion of bodies, capturing surprised young ballet dancers adjusting their tutus or practising at the barre during their breaks between performances, lights filtering from behind the scenes onto the stage.

Photography could have turned an artist’s endeavour into a useless pursuit. The photograph’s instantaneous realisation allows the movement to be captured in a most spectacular way by admirably underlining and fixing the figures in motion. Classical dance vocabulary refers to ‘dessiner ses bras’ (drawing with your arms), to the ‘placement’ of the body and lastly but not least to ‘figures’. This choreography of movement therefore closely refers to the still image. The art of photography, a technique developed before ‘modern dance’, immediately chose movement as a central subject matter. Through his wet plate processes and daguerreotypes, Nadar sought to depict dancers with fifteen minute long photographic exposures. Isadora Duncan was immortalised by Paul Berger in 1900. Nijinski was one of the first to develop an artistic partnership with a photographer and it is thanks to Adolf de Meyer that we are able to get a glimpse of his performance in ‘Un après-midi d’un faune’.

Since that time, similar collaborations have continued to develop, the dance photography genre getting even closer to capturing the movement of dance, thanks to the development of instant cameras. The American critic Elizabeth Mac Causland defines dance photography as the art of producing ‘an image which though it cannot move and never can hope to move, yet will seem about to move.’

The moment when the still image ‘seems’ to be part of the movement intensifying the light, it actually is able to immortalise that moment. This is what fascinated choreographers, photographers and observers throughout the 20th century despite the invention of film. As early as 1933, Paul Zahar regretted that an overly intellectual tendency decided to exclude dance from the contemporary art world of painting, preferring ‘inertial theme practices’ such as landscape, the still life, the nudes particularly within the Fauves movement. For Paul Zahar, inertia is characteristic of the first phase of modern art which, according to him, is incapable of moving beyond a sense of indolence and stillness which he attributes to the subjects of the Odalisques by Matisse. As for cubism, he senses a dynamic activity shown by overlapping of fragmented shapes that still does not indicate movement of a human subject.

At no point does Marcel Zahar, a contemporary of the modern dance and modern painting movements, associate this failure with the arrival of photography - he simply sees it as a movement itself.

At the beginning of the 21st century, a burning question remains. Why and how can something that seems so radically opposed to the practice of painting be achieved, when other mediums have taken on representing the art of movement to dance so beautifully ?

Being the daughter of a dancer and a dancer herself, dance has always been a major part of her life, so Virginie Hucher would probably answer that question by claiming that even though she expresses herself through painting and sculpture, it would be impossible for her not to express the two existing parts of her personality.

With the ‘Corps chorégraphiés’ series, she allowed herself to begin with expressing movement by placing abstract shapes emphasised by clear and bold colours, in order to indicate rhythm akin to the mid-century work by Manessier, in particular his stained glass windows. In Virginie Hucher’s work, light is also abstracted into colourful shapes representing the different rhythms of life. Where Manessier represents the biological and rhythms of living organisms, Virginie Hucher places her interest in the movement of the body influenced by dance.

The series ‘Figures Imposées’ returns to a figurative motif to show how the art of choreography is a knowledge of the training of the body - a disciplined approach which isolates the head, arms, legs, feet and hands, in order to express a specific language in order to communicate with the other dancers. Dancing is a form of communication, which has its own grammar and vocabulary, including the aforementioned ‘figures’ that, from a language point of view, allow an interaction between those who share the same ideas. Therefore, emphasised by cold colours and a strong graphic clarity, the painted figures appear to confront each other and exchange looks with one another.

‘Figures’ - or the interactions of dance - allow bodies to engage, similar to the duos that are represented here.

By so doing, they also constrain the individual, particularly in classical dance where, for as long as can be remembered, the female dancer has suffered in particular. In the name of what she has been asked to express and by showing a possible form of consented violence, Virginie Hucher shows us that classical dance is clearly not her favourite form of expression. In her paintings, limbs are isolated, locked in cages and placed against dark backgrounds - ultimately objectified, expressing the contrary to freedom of movement. These tall figures have no hair, similar to the choreographed classical dancers with their hair tied up in disciplined buns in order to underline the intensity and stillness of their facial expressions, so that no unexpected movement can disrupt the perfectly coordinated message of the choreography.

Virginie Hucher’s strength lies not in her ability to represent dance, but to lead us via her artistic expression through the experience of movement as a dancer would. It is as a female dancer in particular and maybe it is because I am a woman and that to me her work appears to be associated with the various experiences of the female body. From restriction of natural feelings to playing the conventional games, from liberation of the body to the objectivization of the body that modern society still struggles to fight against.

Traduit du français par Alexis Tuersley