LAURENCE GOSSART

Auteure et docteure en science de l’art

TEXTE

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Fertilitas: au coeur des ensauvagements de

Virginie Hucher

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Fertilitas : au cœur des ensauvagements de Virginie Hucher (2022)

Quelque chose frémit et frétille, qui, depuis les feuillages de son jardin, s’érige de la terre vers ciel et s’impose dans la verticalité des toiles. Dans ce corps pictural prend place, fertilités sauvages, l’esprit du végétal… Ensauvagements, donc. Dans ce mot complexe qui désigne entre autres significations le retour à un état de nature, la peintre reconnait une trame de son processus de travail, car en puisant dans les forces indomptées qui l’animent, comme dans celles qui l’entourent et la nourrissent, elle s’ensauvage, multiple et prolifique. C’est une tonalité frondeuse qui domine ici, le vert, une palette buissonnante que les mélanges réinventent, pourvoyant ainsi la touche de couleurs charnelles et lumineuses. La série de toiles présentée à la galerie des jours de Lune reprend le titre de l’ouvrage de Guillaume Logé Renaissance sauvage (1). Se l’appropriant, elle développe de toile en toile une touche colorée que l’énergie vitaliste module à l’envi. Cette touche frémit, la lumière vrombit, l’énergie bruisse. Tout tourne, virevolte, s’agite, circule, chlorophylle libre, pulsation énigmatique d’un flux infini. Prégnance et précision, présence et structuration sont les puissances que ce nouveau projet libère. On retrouve bien sûr l’intuition profonde du rapport à la terre, cette ligne dessinée avec un grand bâton qui capte l’essence du monde qu’elle aime, cette étendue de sable qui ravive à chaque sillon sa part sauvage. Elle danse dans la matière, air, terre, mer, qu’elle étoffe à l’infini pour y puiser un devenir toile, un advenir sculptures. Substance captée par tout son corps, le flux du monde s’active dans les gestes. Ainsi, peintures et sculptures imposent leur matérialité qui contient tout un univers dont les formes limitent l’expansion tout en concentrant l’intention. 

Règne végétal est le titre de l’une des toiles de la série Renaissance sauvage installée dans la galerie des jours de Lune. Un tambour, espace pictural, qui fait vibrer les cordes sensibles du déploiement de la quête à laquelle elle se livre. Une quête qui délivre aussi et trace une autre voie depuis la nature et dans la peinture, et qui, pour reprendre les mots de Philippe Descola, s’inscrit dans une harmonie « par-delà nature et culture ». La touche caresse la toile, pénètre la trouée et l’emplit d’une vive croissance, d’une arborescence, phusis dansante, celle-là même qui transparaît par la fenêtre de l’atelier. Inspiration, respiration profonde, c’est dans le rythme du corps que les forces se croisent. Comme Écrin de verdure, autre toile de ce majestueux ensemble qui obéit aux désirs des forces verdissantes, celles qui émanent des dessins dans le sable, celles qui croissent dans ces formes. Les unes contiennent et accueillent les autres quand ces dernières les habitent et animent. Un dialogue s’engage alors qui consiste à capter la vie végétale, cet « être vivant », à la fixer sans la figer. L’huile conserve l’ondulation verdoyante, la respiration organique, le flottement dansant du mouvement. Elle retient ce vivant dont garde l’empreinte de l’énergie foisonnante, se dilue en jus, en vagues puis brumes, en stries d’embues, elle avive les teintes en de soupirs éclatants. Peut-être fouiller l’humus, puis chercher l’enracinement dans le sable, absorber la densité de cette terre, conduire la sève, engager profondément les liens avec Gaïa, socle commun de tous les règnes. 

La série est une invitation. Peut-être cette invitation dont parle Jakuta Alikavazovic dans Comme un ciel entre nous. Quelque chose qui « crée un champ de force dans lequel sans en avoir conscience, nous évoluons. Oui, le monde pourrait être cela, une invitation invisible à la danse. Et nous ne le savons pas (2) ». L’œuvre saisit la danse du monde comme la ligne de Matisse en chorégraphiait l’espace transposant sur la toile les ondulations de l’univers. Une embellie de la ligne que la matière rencontre de ses caresses picturales. La vidéo des performances Supports vivants offre à la sensibilité toute la profondeur de l’ancrage dans ce monde vécu comme une danse, par la danse. Les jeux de formats et de cadres articulent les formes en de nouvelles propositions où s’écoule le rythme du monde. D’une toile l’autre la couleur s’étend par-delà les délimitations que pourtant le dessin et le cadre semblent imposer. L’onde circule. L’onde modifie la teinte. L’onde trace l’empreinte. Elle poursuit son chemin et le bruissement des touches mêle la feuille à l’ombelle dans une métamorphose dont les circulations gorgent, puissantes, l’espace des toiles qu’architecturent les formes : fouissement, frondaison, puis fourmillement, frémissement, et encore feuille, feuillages, peut-être aussi fanes, forêt, folio, furia. Tout en un souffle… Mais c’est ce souffle qui anime aussi son geste de sculpteure. L’évocation d’écorces de natures diverses texture les modules de glaise à la blancheur crayeuse de l’ensemble Botanica. La matière des volumes est prise brute, conservée comme telle, érigée et définie par quelques gestes et empreintes qui en structurent la forme et accentuent la lumière qui s’y dépose. Creusés, piquetés, lissés, striés, ils deviennent arbres ou cactées, jardins botaniques, arboretums et bosquets. Des enclaves où s’épanouit le vivant végétal, où bruissent Les âmes du monde, ainsi qu’elle nomme un autre ensemble de petites toiles libres, contreformes brunes dont les teintes rappellent sans les nommer tiges, branches, troncs et racines. En miroir, un peu plus loin, Petit arboretum, jeux d’huiles sur papier, syncrétise dans la modestie des formats, immensité de ces variétés élégamment conservées. Une minuscule forêt dans laquelle les plans se jouxtent, s’apposent, se laissant définir par les pans de couleurs. Ainsi, dans ces tout petits paravents s’inscrivent des géométries dont l’inclinaison des faces renvoie aux structures architecturées de Renaissance sauvage.

Fertilitas est réseau, une union. Toiles, performances, œuvres sur papier et volumes engendrent un processus de respiration dans la galerie, une délicate présence qui se dévoile à chaque passage du flux, à chaque expiration. L’air se condense tandis que les fluides poursuivent, ailleurs, vers d’autres toiles, immenses, libres, la voie d’une exaltation de la touche. Tout le corps s’engage à présent dans ces toiles en devenir que ce projet laisse deviner, laisse désirer. Dans ces méandres qui organisent les œuvres comme l’espace, la forme ne contient plus le vegetus, elle devient paysage…

(1)Guillaume Logé, Renaissance sauvage. L’art de l’anthropocène, Paris, Puf, 2019.

(2)Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous, Paris, Stock, 2021, p. 30

Original extract : “crée un champ de force dans lequel sans en avoir conscience, nous évoluons. Oui, le monde pourrait être cela, une invitation invisible à la danse. Et nous ne le savons pas”


Fertilitas : the influence of the wildness and savagery of nature at the heart of Virginie Hucher’s work (2022)

Something moves and shakes, which from the foliage of her garden, moves upwards towards the light whilst influencing the verticality expression within the paintings. Within the framework of the painting, the spirit of unconscious life, a wild fertility, takes shape ... in other words uncultivated. In this world which, among other meanings, refers to nature existing in its wild state, the painter realises this format within her own work process. By drawing her ideas and energy from the forces that animate, surround and feed her, she refers to nature in multiple and prolific ways. The different shades of green are dominated by opposing hues, a harmonious palette showing a touch of fresh and light filled colour. The series of paintings represented at La Galerie des Jours de Lune are named after the book ‘Renaissance Sauvage’ written by Guillaume Logé (1). With this influence, she develops a colourful manner that her lively energy changes as she wishes from one painting to another. It trembles, the light glows, the energy crackles. Everything turns and gyrates. The green of nature circulates freely like a mysterious throbbing of an endless movement. Controlled and precise, presence and structure are the strengths that this new project unleashes. We rediscover her intense connection with the earth through a line she draws with a large stick across sand, representing her method of understanding the essence of the world she is in, the one which deeply brings to life her wild side. She dances with the elements of air, earth, sea which she uses infinitely, assembling together the pieces of a future painting or sculpture : an idea captured by her entire body, the movement and energy of nature activating itself through her gestures. Consequently, her paintings and sculptures impose their reality by containing a whole world of shapes and forms that limit their development by concentrating on their usage.

‘Règne végétal’ is the title of one of her paintings from the ‘Renaissance Sauvage’ series, installed at La Galerie des Jours de Lune. A resonance in the format, a pictorial space invites the discovery of the search in which she engages. A quest that liberates and lays out yet another path between nature and creation and that, to use the words of Philippe Descola, takes part in a form of a harmony ‘beyond nature and culture’. Her marks stroke the canvas, spreading themselves throughout the fibres and infusing the canvas with life, offshoots, natural dances, similar to the light fluctuations that shine through the window of her studio. It’s through thought, deep breathing that these forces collide with the movement of the body. Similarly with ‘Écrin de verdure’, another one of her paintings from this grand series which responds to the natural forces that originate from the drawings in the sand that then become shapes and forms. Some shapes are contained and join other shapes that live and relate to them in turn. A dialogue then begins which consists of idealizing the life of plants as a ‘living entity’, a way of containing it without solidifying it. The oil paint preserves the green waves, the organic breathing and the to-ing and fro-ing movement of dance. She retains its existence full of copious energy, turning it into a liquid form, into waves, mists and then wisps of fog. She informs her palette with intense hues, by looking through humus, looking at roots beneath the sand, taking in the compactness of the earth, guiding the sap to deeply engage Gaia, the base of all living elements on earth.

This series is an invitation. Similar maybe to the invitation that Jakuta Alikavazovic mentions in her book ‘Comme un ciel en nous’. Something that ‘creates a field force, within which we exist without being aware of it. Yes, maybe the world could be just that, an invisible invitation to participate but we don’t know it’(2). Her work captures the movement of this world similarly to the way Matisse included in his work by recreating the waves of the universe into his paintings. The beauty of line that the substance meets with its graphic brushstrokes. ‘Supports vivants’, her videoed performances, offers the sense of all the depth and meaning of living a grounded life in a world of movement. The use of ratios and settings inform the shapes in new ideas where the rhythm of the world circulates. From one painting to another, the colour extends beyond the outlines of the initial drawing and imposed composition. This wave of content circulates and alters the hues and marks the contours. It follows its path and with the act of intention blends the leaf into the flower cluster, developing into foliage and this rampage of forest, all at once. This act also animates her sculptural gesture. The existence of different varieties of bark textures mark the chalky white clay modules of the ‘Botanica’ series. The clay she uses for her sculptures is kept raw, then modelled and indicated by only a few gestures and marks which structure their shape and accentuate the light that illuminates them. Carved, incised, smoothed and shaped, they become similar to trees or cacti, groups of which resemble botanical gardens, arboretums and groves. Enclosures where plant life flourishes, where ‘Les Âmes du Monde’ - the given name for another series of her small paintings - where shapes come alive as brown coloured counterforms whose hues recall stems, branches, trunks and roots. As a reflection a little further away on this, ‘Petit Arboretum’ is an oil painting on paper, realising the large array of carefully made formats. A little forest in which the shapes are connected and overlap, allowing themselves to define their nature by evidence of their colour. In this way, geometric shapes are composed within these very small panels, their inclined surfaces echoing to the architectural structures of la Renaissance Sauvage.

Fertilitas is a web of connections becoming a unity. Paintings both on canvas and paper, performances and sculptures create a living process within the gallery, a delicate presence which is revealed with each observation. The atmosphere thickens whilst one’s interest continues to circulate elsewhere, towards other expressive and large paintings. The whole body is now involved and wondering what the paintings-to-be, that this project leaves us guessing, will be like, in this place where the artwork is organized within the space. The form is no longer just vegetal, the place itself has become a landscape.

(1)Guillaume Logé, Renaissance sauvage. L’art de l’anthropocène, Paris, Puf, 2019.

(2)Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous, Paris, Stock, 2021, p. 30

Original extract : “crée un champ de force dans lequel sans en avoir conscience, nous évoluons. Oui, le monde pourrait être cela, une invitation invisible à la danse. Et nous ne le savons pas”

Traduit du français par Alexis Tuersley